Pourquoi AT Internet fusionne avec Piano
[L’interview Take Off] AT Internet annonce ce mardi 2 mars sa fusion avec la société américaine Piano. L’entreprise basée à Mérignac, spécialiste de la mesure et de l’analyse d’audience web et mobile, vit un moment important de son histoire, marquée par 25 ans d’indépendance. Dans cette interview long format de La French Tech Bordeaux, le CEO d’AT Internet Mathieu Llorens explique les raisons de cette opération et étend sa réflexion à d’autres sujets : la polarisation du discours sur la levée de fonds, l’exploitation des données personnelles, la hiérarchisation de l’information et les risques qui pèsent sur la démocratie.
Le take off, c’est « l’entrée en vague » dans l’univers du surf : le moment où l’on quitte la position allongée pour se mettre debout et accélérer. L’interview Take off de La French Tech Bordeaux, c’est un éclairage sur la phase de décollage des entreprises prometteuses de notre territoire. En face à face, dirigeants et dirigeantes nous livrent leurs fondamentaux, leur vision, leur business model. Comment ils prennent la vague, en somme.
Exceptionnellement, cette interview s’intéresse non pas à une jeune pousse du territoire, mais au contraire à une entreprise confirmée. Spécialiste de la mesure et de l’analyse du trafic web et mobile, AT Internet se rapproche doucement du statut d’ETI, entreprise de taille intermédiaire. Employant 215 personnes, la société basée à Mérignac annonce ce mardi 2 mars une étape importante dans son développement. En fusionnant avec un autre acteur, Piano, AT Internet devrait connaître une nouvelle phase d’accélération. Le format Take Off s’y prête donc.
Mathieu, tu annonces ce mardi une étape structurante dans l’histoire d’AT Internet : la fusion avec un acteur américain, Piano. Qui est-il, et qu’est-ce qui a motivé cette décision ?
Mathieu Llorens : « C’est effectivement un moment important puisque nous annonçons la fusion d’AT Internet avec Piano, une société qui travaille aujourd’hui exclusivement dans le monde des médias et qui fournit des outils d’activation de la donnée, de monétisation et de la personnalisation de contenus, etc. nourris par des données d’audience. Nous partageons la même vision : les médias ne vont pas très bien et doivent inventer de nouveaux modèles économiques pour s’en sortir. Ils ont deux options : soit aller vers davantage de publicités intrusives, soit aller vers du contenu de qualité, monétisable. C’est cette seconde option qui nous réunit.
Au-delà, il y a une complémentarité très forte entre nos produits mais aussi entre nos géographies puisque Piano est plus présente que nous à l’international, notamment sur les marchés qui nous intéressent comme le Japon et les Etats-Unis. Nous partageons aussi des valeurs communes autour de la privacy. Pour Piano comme pour nous, l’analytics doit aider à la digitalisation des entreprises, améliorer l’expérience utilisateur et respecter sa vie privée, et non pas servir les intérêts publicitaires de tiers. C’est donc un moment important pour AT Internet, qui a fêté ses 25 ans en janvier dernier.
La question qui fâche, c’est que Piano est une société américaine. C’est peut-être la seule case qui n’est pas cochée comme on l’aurait souhaité, mais Piano a quand même un tropisme très européen. 85 % des effectifs sont en Europe, 100 % de la R&D est en Europe et une bonne partie du board l’est également. C’est donc un acteur qui au final, est financé aux USA mais dont le centre de gravité est européen. Il fait environ deux fois notre taille, soit plus de 400 salariés, et deux fois notre chiffre d’affaires. »
Comment se traduit cette opération ?
« AT Internet reste AT Internet et conserve son nom, sa solution technique, ses équipes, il y a même des recrutements prévus, notamment sur le volet commercial. Il n’est pas question d’aller vers des briques technologiques fermées, car on croit que les attentes du marché portent sur des solutions interconnectables et ouvertes.
Je reste CEO d’AT Internet, Trevor Kaufman sera CEO du groupe. C’est quelqu’un avec qui je me suis hyper bien entendu et qui me complète bien. Piano rachète 100 % des parts d’AT Internet, nos financiers sortent et le groupe Lafayette, donc la famille Llorens, devient un actionnaire clé de Piano.
On se retrouvait un peu à la croisée des chemins. AT Internet a consenti à de gros développements ces dernières années, avec notamment une solution qu’on a lancée en novembre dernier et pour qui nous avons beaucoup d’ambitions commerciales. Notre idée était donc de nous projeter à l’international le plus vite et le plus fort possible. Nous avons eu des propositions de levées de fonds mais les pistes les plus intéressantes émanaient de fonds américains avec à chaque fois un deal clair : « On vous donne un gros paquet d’argent et dans trois ans, il faut que vous soyez à tel niveau. Si vous n’y êtes pas, on trouvera une autre solution à votre place. » Nous nous sommes donc tournés vers des gens qui étaient déjà en place avec qui il y avait une complémentarité produit évidente. Les médias représentent pour nous 50 à 60 % de notre chiffre d’affaires, mais nous allons continuer à travailler les autres secteurs sur lesquels nous sommes présents. »
Comment vis-tu, en tant qu’entrepreneur, la fin de 25 ans d’indépendance ?
« Je le vis bien car j’ai confiance en les gens avec qui nous allons travailler. Je pense que Trevor et ses équipes peuvent apporter des choses à AT Internet dont nous avons besoin, et nous sommes alignés en termes de valeurs. Après, ce n’est pas qu’une histoire personnelle : les équipes et le board d’AT Internet ont participé à cette réflexion et à la décision. Ça ne se serait pas fait s’ils n’avaient pas cru en cette histoire. Eux aussi ont estimé que c’était la meilleure des choses à faire.
Tout se résume en une gestion des risques et des opportunités : pour continuer à porter notre vision du marché et notre produit, pour profiter d’un marché qui évolue à la faveur de nouvelles réglementations positives pour notre modèle, fallait-il rester farouchement indépendants comme on l’a été pendant longtemps, ou bien s’appuyer sur des acteurs nous permettant d’être plus forts, plus vite ? Je pense que l’audace est plutôt dans cette option, plus que dans le statu quo ou dans le fait de s’allier à des financiers qui n’auraient pas eu notre vision industrielle. Construire une marque et une équipe à l’international très vite aurait présenté d’autres types de risques. Avec Piano, la donne est différente. »
Plusieurs fonds américains ont toqué à ta porte. Y a-t-il eu des propositions françaises ou européennes ?
« On en a eu, notamment avec des fonds régionaux qui étaient prêts à nous accompagner, mais sur des montants qui ne nous permettaient pas d’aller aussi vite qu’avec cette fusion. Au niveau français et européen, la logique est à peu près la même que celle des fonds américains mais les moyens ne sont pas du tout les mêmes. Au regard de notre taille actuelle, les montants n’étaient pas suffisants pour nous donner un avantage différenciant. Notre nouvelle plateforme sortie il y a quelques mois a coûté 10 millions d’euros et on l’a financé tous seuls. Lever 3, 4, 5 ou 6 millions ne nous aurait pas servi à grand chose. Notre profil d’entreprise, avec une logique industrielle et long terme, ne rentrait pas vraiment dans les grilles des VC classiques. »
La période est marquée par une recomposition du paysage avec de nombreuses acquisitions et cessions, plus qu’à l’accoutumée. La crise de la Covid-19 a-t-elle été un élément moteur dans cette décision ?
« Pas du tout. C’est terrible à dire mais pour nous, la crise nous a aidés. Nous facturons en fonction des audiences et ces dernières ont explosé, notamment celles des médias. Mais la Covid-19 n’a pas vraiment eu d’impact, les discussions avaient débuté avant le début de la pandémie. Au-delà de la crise actuelle, l’environnement juridique est très porteur pour nous, notamment avec les nouvelles recommandations de la CNIL publiées en septembre qui nous sont très favorables. On a devant nous des opportunités fantastiques mais pour les saisir, il faut qu’on aille très vite et qu’on mette des moyens importants. »
AT Internet a toujours défendu un modèle alliant indépendance, rentabilité et croissance maîtrisée. Qu’est-ce que cette stratégie t’a appris ?
« C’est un modèle de gestion qui a beaucoup de vertus : il te donne énormément de résilience, crée de la loyauté vis-à-vis de tes équipes, te donne de l’indépendance vis-à-vis de tes financiers. Après, il a forcément les défauts de ses qualités : il ne te permet pas d’aller très vite ni de séduire sur des opérations financières importantes. Ce qui est certain, c’est qu’on ne serait plus là sans ce mode de gestion. La limite, on la rencontre depuis peu : quand tu as besoin d’un coup d’accélérateur pour X raisons, ça devient plus compliqué. »
Justement, il y a une forte polarisation du discours médiatique sur l’hypercroissance et la levée de fonds dans la tech, qui ont trop tendance à devenir les seuls marqueurs de succès…
« Je pense qu’il y a une telle corrélation entre levée de fonds et succès d’une startup que c’est sans doute la kryptonite de notre industrie. En sachant qu’en plus, les méga levées de fonds sont importantes, souvent indispensables mais elles posent régulièrement des questions autour de la gouvernance de l’entreprise, de sa pérennité… et provoquent des stratégies parfois problématiques. Donc lier de manière stricte levée et succès tel qu’il est présenté d’une entreprise est pour moi un souci. C’est aussi une vision qui nous rapproche de Piano : une boîte doit se développer par la qualité de son produit et doit être capable d’autofinancer la majorité de sa croissance et de son développement. Même si bien évidemment pour pouvoir faire ces opérations capitalistiques, au bout d’un moment il faut quand même que des financiers mettent la main à la poche. S’associer par des collaborations, des fusions, des échanges de parts, ça me paraît plus sain que de se préoccuper de méga-valorisations qui n’aboutissent souvent à rien. D’ailleurs ces accidents industriels sont généralement encore peu communiqués.
Notre secteur en Europe devrait donc moins se préoccuper de tout cela, d’autant plus qu’on le fait moins bien que les Américains, avec moins de fonds. On joue avec les méthodes américaines et on s’interdit trop d’avoir une approche différente. »
Tu évoques un contexte porteur pour AT Internet et sa vision du marché. Pour quelles raisons ? Et quel bilan tires-tu du RGPD, le règlement européen de protection des données personnelles ?
« Pour moi, le RGPD en France, c’est le 31 mars 2021 (lire ici). Dans nos métiers de l’analytics, jusqu’à présent, on va dire qu’il y a eu des actions engagées mais qu’on a surtout constaté un certain nombre de contournements techniques et ergonomiques, cristallisés par les fameux bandeaux de consentement d’acceptation des cookies, qui deviennent très irritants pour beaucoup. Tout le monde est exaspéré par ces bandeaux et personne ne va modifier les paramètres parce que c’est long, compliqué et qu’on n’a pas envie de le faire. La CNIL a clarifié le jeu, ça a pris un peu plus de temps que prévu mais ça me paraît au final très sain de poser des règles et d’insister sur la notion de consentement. Le RGPD a initié ce mouvement, l’essentiel est devant nous mais je trouve que les règles de la CNIL sont claires et transparentes, même si elles sont contraignantes. Elles correspondent à un contrat de confiance avec les internautes. »
Cela nous amène aux attentes des internautes. On voit des initiatives qui permettent de vendre leurs données personnelles. On voit la ruée de certains vers Clubhouse, nouveau réseau social à la mode qui siphonne les carnets d’adresse de ses utilisateurs et enregistre temporairement les conversations. Est-ce que le RGPD, ces bandeaux irritants que tu évoques, ont vraiment fait progresser la notion de consentement et la culture de la donnée personnelle au sein du grand public ?
« Je pense que le RGPD passe au-dessus de la tête des citoyens. Il y a une inquiétude, une défiance, légitime car tout le monde voit bien que ces fameux bandeaux n’ont pas apporté de solution. En revanche, il y a une expertise de plus en plus fouillée via notamment les DPO, les délégués à la protection des données dans les entreprises, les juristes spécialisés… qui permettent de hausser la qualité du débat et de proposer des outils. Pour l’instant, la sensibilité du grand public progresse doucement, mais il y a surtout plein d’acteurs autour qui font évoluer le sujet de manière très positive, vers davantage de transparence pour permettre aux internautes de faire des choix éclairés. Il y a un parallèle à faire avec le green washing, avec la tentation de faire du « privacy washing » : les entreprises qui seront honnêtes et sincères tireront leur épingle du jeu au final, même si ça prendra un peu de temps. »
Doit-on aller vers un modèle redistributif ?
« La donnée représente une certaine valeur. Il faut donc que les gens comprennent la valeur des données qu’ils sont prêts à partager avec les entreprises. Il faut aussi qu’il y ait une notion d’équilibre dans le partage de cette valeur. Je ne suis pas pour une monétisation de la donnée, qui induirait de nouveaux déséquilibres entre ceux qui ont les moyens d’avoir une vie privée et qui pourront la monnayer, et les autres. Ce qui est terrible, ce sont ces terms & conditions, ces centaines de pages totalement illisibles sur la collecte et l’utilisation faite des données que l’internaute se doit d’accepter, sans aucun partage équilibré de la valeur. Aujourd’hui, les siphons à données les plus problématiques que sont Google et Facebook ne sont ni transparents, ni engagés dans une juste rétribution de cette valeur. »
Comment lies-tu médias, contenu, pédagogie et démocratie ?
« Le problème, pour moi, vient du strict modèle du ciblage publicitaire. C’est aujourd’hui très bien documenté : les algorithmes de hiérarchisation des contenus au sein des grandes plateformes vont taper sur des réflexes très primitifs du cerveau : la peur, le sexe, la distraction, les interactions sociales… Tout contenu qui joue sur ces leviers est valorisé car il crée des flux d’audience, donc du revenu publicitaire. Sauf que c’est catastrophique d’un point de vue cognitif. Quand tu veux développer une pensée complexe, faire comprendre quelque chose d’un peu élaboré, ce n’est pas simple car c’est compliqué et chiant. L’internaute va plutôt aller cliquer sur le dernier scandale de Trump, la peur liée aux migrants ou le vol de Kim Kardashian. Tout l’enjeu, c’est de ne pas laisser ces plateformes hiérarchiser l’information.
L’intelligence, c’est relier des points entre eux. Un journaliste doit pouvoir le faire et lier ces points, ce qu’ils ne peuvent pas faire quand le seul modèle est de créer du flux sur leur site. Il faut donc être capable de rebattre les cartes, inventer de nouveaux modèles et ce n’est pas simple. Il y a pourtant un vrai enjeu politique derrière. Je suis quand même relativement optimiste en voyant les nombreuses décisions institutionnelles prises en Europe mais aussi ailleurs, en Australie, aux Etats-Unis… autour des droits voisins et contre les abus de position dominante. Les choses évoluent, mais il faut continuer à être vigilant. Les algos de hiérarchisation des contenus de Google et Facebook sont de sérieux problèmes démocratiques. »
Tu expliques que les institutions sont dans leur rôle en fixant des règles auxquelles les entreprises doivent se plier. Devraient-elles aussi déployer des politiques incitatives pour les amener à sortir de la facilité ?
« C’est indispensable. Au-delà des lois, il y a des leviers simples comme la fiscalité. Il y a bien des primes à la casse, des dispositifs incitatifs pour changer de modèle, pourquoi ne pas l’imaginer autour de la donnée ? Après, l’éducation doit jouer un rôle clé. La recherche d’informations, la donnée personnelle, la cybersécurité… Ce sont de nouveaux paradigmes qu’il faut faire rentrer de manière plus forte dans l’éducation nationale. Cette dernière évolue, mais il y a encore du travail. Et il faut faire attention à ne pas faire entrer trop profondément les boîtes dont on parlait tout à l’heure au sein des universités par exemple. »
Le modèle économique archi-dominant dans les médias web reste encore très axé sur la publicité et le ciblage, même si les choses évoluent. Quels signaux positifs repères-tu ?
« La responsabilité des médias est sans doute d’avoir mis du temps à se rendre compte du désastre annoncé du modèle publicitaire que l’on connaît. Mais tout le monde a fait cette erreur. Tout le monde a pensé qu’Internet était un autre média et que la publicité allait payer pour ça. Tout le monde a regardé le succès exponentiel des grandes plateformes et l’a compris comme une validation de ce modèle. C’était une erreur : certes, elles faisaient beaucoup d’argent mais elles gardaient tout pour elles, rendant caduque le modèle pour les autres, en particulier les producteurs de contenus. A la décharge des médias, ce n’était pas facile à lire, et c’est aisé d’en parler a posteriori.
Nos démocraties ne peuvent pas se passer de médias libres et indépendants avec des journalistes payés au juste prix, assez nombreux pour faire leur boulot. Si on rééquilibre le modèle publicitaire, on pourra déjà améliorer la situation. Il y a aussi des modèles axés sur la monétisation des contenus qui arrivent à s’en sortir. Un exemple un peu bizarre peut-être, c’est Netflix. On disait il y a quelques années que personne ne paierait pour du contenu vidéo, face aux grandes chaînes de télé, à Youtube, au piratage, etc. Qui paierait pour ça ? Eh bien si, les gens paient parce qu’il y a des contenus exclusifs, pas de pub et une expérience utilisateur bien fichue. Ça prouve bien que quand ces trois paramètres sont là, les gens sont prêts à payer. Mais il faut remettre les choses dans l’ordre : revenir aux fondamentaux et à la qualité. »
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