Lucine : « Le nombre d’acteurs des thérapies digitales explose »
[L’interview Take Off] Une grosse semaine après l’annonce de la levée de fonds en seed réussie par Lucine, sa fondatrice Maryne Cotty-Eslous revient sur ce tour de table record de 5,5 millions d’euros. Dans cette interview, elle explique sans fards sa posture, sa manière de gérer la financiarisation de la startup et se positionne sur l’avenir des thérapies digitales.
Le take off, c’est « l’entrée en vague » dans l’univers du surf : le moment où l’on quitte la position allongée pour se mettre debout et accélérer. L’interview Take off de La French Tech Bordeaux, c’est un éclairage sur la phase de décollage des entreprises prometteuses de notre territoire. En face à face, dirigeants et dirigeantes nous livrent leurs fondamentaux, leur vision, leur business model. Comment ils prennent la vague, en somme.
Pour ce 5e opus, c’est Maryne Cotty-Eslous qui se prête au jeu, une grosse semaine après l’annonce d’une levée de fonds en seed de 5,5 millions d’euros bouclée auprès de Kurma Partners, Bpifrance via son fonds Patient Autonome, BNP Paribas Developpement, Aquiti Gestion et Irdi Soridec, avec toujours l’implication d’Héméra (tous les détails ici).
L’entrepreneure, elle-même atteinte d’endométriose et du syndrome d’Ehlers-Danlos, n’a jamais caché son ambition de faire de Lucine, un géant mondial ancré à Bordeaux. La startup cherche à combattre un fléau : les douleurs chroniques résistantes aux traitements usuels. 25 % de la population mondiale en est victime. 500.000 décès sont comptabilisés chaque année dans le monde en raison d’une sur-consommation d’opïoides anti-douleur.
Pour relever le challenge, Lucine cherche à mettre au point des thérapies digitales (digital therapeutics en anglais, dont l’acronyme est DTx). La finalité : utiliser auprès des patients des logiciels développés spécifiquement pour traiter, gérer et prévenir les maladies et troubles comportementaux, mentaux et physiques. Depuis sa création, Lucine explore cette voie et croise plusieurs disciplines, en particulier le numérique et les neurosciences. Lucine a développé une application mobile permettant de mesurer et soulager la douleur chronique, via son smartphone et sa caméra. Elle permet de situer l’ampleur de la douleur, via un questionnaire digital et un système de reconnaissance faciale, vocale et posturale. En s’appuyant sur ces données, l’application propose des procédures thérapeutiques personnalisées.
Qu’est-ce qui a motivé cette levée de fonds ?
Maryne Cotty-Eslous : On aurait pu faire sans, on faisait du cash. Nous aurions pu imaginer deux activités pour Lucine. Une branche aurait développé des thérapies digitales pour des laboratoires, une seconde branche aurait répondu aux besoins d’entreprises ou de fonds désirant vérifier la pertinence de leurs futurs investissements dans des sociétés DTX. Avec cette stratégie, nous aurions été rentables rapidement et assez facilement. Le problème, c’est que je n’ai pas créé une société pour ça. Nous avons travaillé sur la sclérose en plaques, sur Parkinson, sur beaucoup de sujets passionnants mais nous nous éloignions du but premier de Lucine : lutter contre la douleur. S’en rendre compte a été un premier électrochoc. Je n’exclus pas un jour de créer une filiale qui couvre d’autres champs mais je ne suis pas une serial entrepreneure, j’aime le temps long.
Le 2e électrochoc est liée à l’ambition initiale de créer un géant français à l’impact mondial. Là-dessus, je n’ai pas dévié mais j’ai fini par me rendre compte que ça ne serait pas possible sans lever des fonds. Je suis obligée de jouer avec ces règles du jeu et j’en ai pris acte. A ma connaissance, c’est la plus grosse levée en seed dans le secteur des DTX, les digital therapeutics (thérapies digitales).
Tu n’as jamais caché que la financiarisation d’une startup ne t’intéressait pas vraiment. Comment as-tu géré cette étape, ces premières discussions avec des investisseurs potentiels ?
Avec de l’agressivité car au fond, j’avais peur. C’était un masque. Je ne comprenais pas la moitié de leur langage. Jusqu’à février 2020 environ, je le vivais comme un problème. J’ai fini par revenir à l’anthropologie, à regarder les humains derrière leur culture financière. M’intéresser aux gens m’a permis de dédramatiser et d’assumer que je ne maîtrisais pas cette culture, que je devais m’appuyer dans mon équipe sur des gens capables de le faire. Cela m’a amené à prendre conscience que je n’arriverai pas à contrôler la totalité de l’entreprise. En 2019, j’ai eu mal, en 2020 j’ai appris (sourire). Lucine, que j’ai créée, n’est plus l’élément central de ma vie et ça m’a allégé d’un poids… J’ai appris à sortir de l’ultra-performance, à apprécier l’échec pour ce qu’il apporte en termes d’enseignements. J’ai appris à fuir parfois et à ne pas en avoir honte. J’ai appris que je suis un animal de peurs qui quand il y est confronté, peut parfois faire n’importe quoi. Donc, face à certaines situations, j’ai accepté de dire que je ne suis pas la bonne interlocutrice.
Tu sembles sortir d’une poste quasi-messianique, qu’on rencontre parfois à la tête des entreprises…
Wonderwoman, c’est fini (rires) ! Il faut avoir cette humilité-là. Le pouvoir pour le pouvoir ne m’intéresse pas, le pouvoir de faire avancer les choses beaucoup plus.
Cette levée de fonds est 100 % française. Est-ce un choix ?
Nous avons travaillé sur ce tour de table pendant plus d’un an. J’ai rencontré beaucoup, beaucoup d’investisseurs. Y compris des Français qui poussaient pour que des investisseurs américains y participent, comme si cela aurait crédibilisé leur prise de position. Sans doute avaient-ils besoin de se rassurer ainsi. La levée de fonds aurait sans doute été plus rapide et plus importante aux US mais j’aurai perdu toute cohérence par rapport à mon discours. Je suis membre du Conseil national du numérique, je prends la parole régulièrement sur ces sujets… Quelque part, je montre avec cette levée de fonds que faire du 100% français et du paritaire dans les biotechs et la healthtech, c’est possible. Après, si au prochain tour il faut faire appel à des fonds étrangers, on ira.
Ces cinq actionnaires qui rejoignent Lucine ont pris des risques pour au moins quatre raisons : ils ont investi sur une femme dirigeante, ce qui n’est pas si courant. J’ai 31 ans et pas 45, l’âge moyen des dirigeants de startups technologiques à succès. Le secteur des thérapies digitales n’a pas encore de référentiel en termes de modèle économique. Enfin, l’indication douleur est celle où il y a eu le plus de crashs d’entreprises ces dernières années dans l’univers du médicament.
Comment seront dépensés les 5,5 millions d’euros levés ?
Un quart de la somme va servir à structurer et stabiliser Lucine. D’ici la fin de l’année nous serons 40, on ne gère plus et on ne manage plus comme lorsque nous étions 15. Les trois quarts restants seront investis dans de la science ! Nous nous préparons à tester nos procédures thérapeutiques dans plusieurs centres et sur plusieurs milliers de patients un peu partout dans le monde. Il n’est pas question de flamber cet argent. La vitesse est importante pour une startup mais ce n’est pas ce dont nous avons besoin maintenant pour Lucine. Il nous faut au contraire un vrai temps pour se poser, s’interroger sur notre stratégie, rencontrer de nouvelles personnes. Avec cette levée de fonds nous avons cinq cerveaux de plus autour de la table, il faut s’en servir ! Ensuite, il sera temps d’accélérer.
Ouvrir son capital n’est jamais anodin. Te sens-tu dans l’obligation de rendre des comptes aux nouveaux actionnaires de Lucine ?
Je ne le vis pas comme ça. Ils ne me disent pas qu’ils veulent des résultats rapidement, ils veulent de la stabilité et des protocoles robustes. Dans le même temps, nous sommes aujourd’hui mieux outillés au sein de l’entreprise dans notre reporting. C’est plus clair, plus lisible, plus carré, plus partagé. Et plus rassurant pour moi : j’ai moins peur de l’erreur.
Comment s’est passé le premier conseil d’administration nouvelle formule ?
Il s’est tenu sur deux jours et a finalement eu un côté thérapie de groupe tout en créant une nouvelle équipe. On a su transformer 8 mois de discussions, parfois rudes, en force. Chacun a dit ce dont il avait besoin pour se sentir à l’aise. J’ai été rassurée aussi car je craignais au départ des tentatives de micro-management sur l’opérationnel. Mais au contraire, j’ai été confortée dans le fait que je conserve les décisions opérationnelles, sans ingérance. J’ai compris que le juridique sert à ça également. Ce n’est pas un conseil de surveillance que nous avons formé, c’est un conseil d’administration.
Lors de ce premier CA, j’avais demandé à une patiente atteinte d’une forme sévère d’endométriose de venir témoigner. C’est une experte de ce type de prise de parole, formée à verbaliser son quotidien sans y mettre trop d’émotions, ce dont j’aurais été incapable. Je n’ai jamais caché être patiente, mais ce n’est pas un étendard.
Dans la précédente interview Take Off, nous avions parlé de l’avenir des deux cofondateurs de Treefrog Therapeutics. Tous deux s’accordaient sur le fait qu’il arriverait un moment où ils devraient passer la main, arrivant à leur seuil de compétences. Comment imagines-tu ta propre trajectoire ?
J’ai une vision plus nuancée car je n’ai que 31 ans (sourire)… C’est difficile de répondre à cette question car je suis encore en construction en tant qu’entrepreneure. Je viens de prendre un nouveau poste, celui de PDG, au sein de Lucine. Avant je considère que j’étais fondatrice, créatrice, ce que tu veux, mais pas PDG. On verra dans un an si je suis performante et si je m’y plais. L’important est d’avoir l’humilité de s’en rendre compte si ça ne marche pas. Dans une startup qui grandit, tu changes de format d’entreprise quasiment tous les trois ans : à chacun de voir s’il candidate ou pas.
Quel est le calendrier envisagé pour Lucine ?
Le contexte est le suivant : il y a une explosion du nombre de sociétés créées sur le secteur des thérapies digitales, avec des business qui se dirigent vers la rentabilité. Quelques solutions déjà sorties, essentiellement sur du diagnostic. Chez Lucine, nous espérons sortir un premier produit pour l’indication endométriose d’ici 18 mois. Nous testerons plusieurs modes de distribution dans plusieurs pays, toujours en ayant en tête que l’inclusion est une valeur très importante à nos yeux.
Parallèlement, et la thèse d’investissement porte sur cet aspect, nous devons fabriquer des ensembles de données pour prouver que nos thérapies digitales sont non pas des dispositifs médicaux mais des médicaments. L’enjeu sera, d’ici trois à cinq ans quand nous serons prêts, de convaincre les institutions réglementaires.
Comment vois-tu évoluer le secteur des thérapies digitales ?
Ce n’est que mon point de vue mais je pense que les aspects thérapeutiques de la neuroscience vont exploser. Les applications sont multiples : le sommeil, le stress, certaines maladies telles que la schizophrénie, le traitement de certains symptômes de la maladie de Parkinson…
Il faut souligner que certaines boîtes françaises travaillent sur cette thématique des neuroscienes depuis plus de vingt ans pour certaines. C’est notamment le cas dans la réhabilitation, post-AVC par exemple, longtemps considéré comme un parent pauvre de la médecine tout comme la santé mentale. Mais la France est précurseure dans les neurosciences ! D’autres secteurs de la santé, plus bankables, commencent à regarder ce qui s’y passe avec intérêt.
C’est M. Jourdain dans le Bourgeois gentilhomme de Molière, qui faisait de la prose sans le savoir : ces acteurs de la réhabilitation ou de la santé mentale faisaient de la neuroscience sans s’en rendre compte ?
C’est ça. La différence par rapport à avant, c’est que depuis peu, les Américains en ont fait une marque et un business. Certaines sociétés françaises commencent donc à se réveiller. En neurosciences, je n’ai pas peur de dire que la France fait partie des meilleurs au monde. C’est notamment pour cela que j’ai pour projet, dans les prochains mois, de regarder ce qui se passe dans les universités françaises et cartographier tous les projets en neurosciences. Faisons-le avant que d’autres acteurs étrangers le fassent.
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