« Les réseaux sociaux vont vers une guerre de la précision de la donnée » (Stéphanie Laporte, Otta)
[L’interview Take Off] L’agence social media Otta continue à grandir. Sa dirigeante Stéphanie Laporte analyse pour La French Tech Bordeaux l’impact de la crise actuelle sur la communication des marques sur les réseaux sociaux. Elle évoque également le rôle des community managers dans les prises de position des entreprises, l’émergence de TikTok en France, et anticipe une vaste offensive des acteurs chinois du numérique en Europe.
Le take off, c’est « l’entrée en vague » dans l’univers du surf : le moment où l’on quitte la position allongée pour se mettre debout et accélérer. L’interview Take off de La French Tech Bordeaux, c’est un éclairage sur la phase de décollage des entreprises prometteuses de notre territoire. En face à face, dirigeants et dirigeantes nous livrent leurs fondamentaux, leur vision, leur business model. Comment ils prennent la vague, en somme. Cette fois, c’est Stéphanie Laporte, fondatrice de l’agence bordelaise Otta, qui décrypte les actualités du social media.
Avec désormais un peu de recul, comment juges-tu l’impact du confinement sur les réseaux sociaux ?
« A court terme, j’ai été surprise par l’effet de sidération et l’immobilisme qui ont fait suite au confinement. En 2015, lors des attentats, le mot d’ordre avait été très rapidement appliqué : on se tait, on diffère les messages promotionnels. Cette fois, on n’a pas observé autant de réactivité. C’est nous qui avons proposé aux marques d’adapter ou reprogrammer leurs communications. Sans possibilité de réunir leurs conseils d’administration, avec des équipes marketing confinées chez elles avec leurs enfants, plus personne ne prenait de décision. Il y a vraiment eu un gros temps de latence, et même un choc des cultures entre les boîtes « tradi » et les membres de mon équipe (le télétravail est en place chez nous depuis 7 ans). »
Comment ont évolué les messages lors du confinement ?
« Puisqu’il n’y avait personne pour prendre de décisions, beaucoup de marques se sont finalement tues. A l’exception de boîtes agiles et de startups qui se sont adaptées rapidement, les contenus adaptés à la période sont souvent arrivés trop tard, en plein déconfinement. Parallèlement, certains petits acteurs, commerçants ou restaurateurs, se sont très bien débrouillés avec des contenus hyper qualitatifs alors qu’ils n’y étaient pas spécialement formés. Mais ils ont pris les réseaux sociaux pour ce qu’ils permettent : maintenir le lien avec leurs communautés. »
Comment se portent Otta et son marché ?
« Nous arrivons à une vingtaine de salariés, en incluant quelques apprentis. Nous avons bouclé récemment plusieurs recrutements importants de profils expérimentés qui vont nous permettre de nous structurer davantage et de renforcer notre offre créative en particulier.
Pour les autres acteurs du social media, tout dépend du portefeuille de clients. Pour ceux qui travaillent pour de petites sociétés ou des acteurs fragilisés, ça va être la catastrophe dans les prochains mois. Otta travaille essentiellement pour du middle market et sur des secteurs très variés, donc la casse est plus limitée, autour de 10 % de moins que nos objectifs, et nous rattrapons les chiffres sur la fin d’année.
Dès que le confinement a débuté, au jour 1, j’ai d’abord écouté les « grands », les entrepreneur.e.s expérimentés, puis j’ai tout coupé, gelé la moindre dépense jusqu’à l’abonnement au parking, activé le chômage partiel pour une partie de l’équipe, demandé par précaution – mais pas dépensé à ce jour – le prêt garanti par l’Etat. Au sein de l’entreprise, on a juste gardé une petite cellule active (une “taskforce” de crise), puis on a remobilisé les équipes progressivement. Ma dixième année d’entrepreneuriat est un véritable exercice de gestion, c’est de la pression, mais j’apprends.
Bizarrement peut-être, je suis assez optimiste : le social media a montré qu’il était le seul canal de communication des marques qui perdurait en cas de pandémie et de confinement. La période a obligé les annonceurs à se poser des questions sur leur implication digitale et sur le retour sur investissement de leurs différents canaux. Cette crise réorganise l’échiquier. Il nous faut donc embaucher des cerveaux, des seniors. C’est risqué, ça coûte plus cher que des juniors, mais ça me semble nécessaire pour franchir une marche supplémentaire dans notre développement. L’époque est violente mais elle sert notre discours historique : investir moins mais mieux. »
Comment anticipes-tu les prochains mois ?
« Quelque chose me frappe : beaucoup sont persuadés que le pire, c’était le confinement et donc qu’il est derrière nous. Or je suis persuadée que le défi économique est au contraire devant nous. Côté business, je n’ai pas encore identifié de signe de récession du marché social media, mais je fais mon job d’entrepreneure, je m’y prépare au cas où. J’observe en revanche des reports de budgets événementiels, des opérations « 360 » (multicanal) de moindre envergure d’ici la fin de l’année et même des « clauses Covid-19 » dans les contrats, notamment dans l’affichage publicitaire extérieur, qui prévoient le report des investissements vers le digital en cas de nouveau confinement.
Cette crise est une épreuve, humainement elle est et sera très dure, mais elle a un double avantage malgré tout : elle encourage les entreprises qui se tenaient encore à l’écart du numérique à s’y mettre (au prix d’un peu de douleur parfois). Elle pousse aussi les clients de nos agences à se poser des questions sur leurs pratiques : qu’est-ce que ça me coûte, qu’est-ce que ça me rapporte ? Pour certaines entreprises, on est presque dans le cadre d’un changement de religion en termes d’achat publicitaire, et elles cheminent vers une culture du retour sur investissement. »
Ces derniers mois, TikTok a fait une percée remarquée en France. Que veut dire cet engouement pour le réseau social propriété du chinois ByteDance ?
« TikTok, pour les marques, je suis persuadée qu’il faut y aller. Durant le confinement, sa cible historique, adolescents et jeunes adultes, s’est considérablement élargie. C’est un réseau « feel good » où les contenus anxiogènes ont moins leur place, et dont l’utilité va bien au-delà des courtes vidéos de chorégraphies musicales. TikTok, c’est aussi beaucoup de tutoriels en vidéo, du contenu pédagogique… Dans l’univers de l’agroalimentaire, du tourisme, du sport, du bricolage… le potentiel est énorme avec des coûts très intéressants. Pour évaluer le retour sur investissement moyen, c’est encore un peu tôt, il faut davantage de recul mais on voit déjà des performances intéressantes, et des coûts très compétitifs via nos premiers essais de la régie pub. »
L’accélération d’un TikTok, mais aussi d’un Wechat par exemple, va-t-elle encore plus « ringardiser » les réseaux sociaux plus anciens tels que Facebook ou Twitter ?
« Le temps d’attention des internautes n’étant pas infini, ils sont amenés à faire des choix. Il n’est pas possible d’être présent sur tous les réseaux sociaux. Le jeu va donc se durcir, c’est certain. Côté business, le groupe Facebook est un tel carrefour d’audience avec Facebook, Instagram… qu’il est difficile de se passer de sa régie publicitaire. Mais d’autres régies deviennent compétitives au fur et à mesure que leur audience augmente et qu’elles collectent de la Data. On se dirige non pas vers une guerre des prix, mais une guerre de la précision de la donnée, tout le monde ne jurant plus que par le marketing prédictif. »
En Europe, ce sont depuis des années les Gafam américains qui dominent. Ces derniers mois, on a constaté sur le marché européen une offensive nette de certains de leurs homologues chinois : Alibaba, Xiaomi notamment. Le mouvement est-il comparable en matière de réseaux sociaux ?
« L’implantation d’Alibaba en France, l’émergence de TikTok (dûe au rachat de Musical.ly par ByteDance), répond effectivement à une même vague de conquête de l’Europe par les acteurs chinois. Ils arrivent sur un territoire qui développe une relation passive / agressive vis-à-vis des Américains. Cette imprégnation culturelle US date de l’après-Seconde Guerre Mondiale mais je suis persuadée qu’avec cette grande vague asiatique de conquête de l’Europe, la souveraineté numérique américaine va tomber. Les acteurs chinois ont énormément de cash, ils peuvent surenchérir, saturer les réseaux… »
Donald Trump prend des mesures radicales aux Etats-Unis, forçant TikTok à vendre tout ou partie de ses activités US. De l’autre côté, les réseaux sociaux américains sont interdits en Chine. Comment se positionne l’Europe par rapport à cette crise ouverte ? Il y a une série d’enquêtes en cours sur TikTok en Europe mais cela semble timide…
« C’est un match de ping-pong entre ces deux blocs qui débute. Malheureusement, en Europe nous ne faisons pas le poids pour envisager d’être arbitres : nous sommes de simples spectateurs. C’est peut-être un peu rude mais en termes de numérique, face à eux, on est le Tiers Monde du business, ou tout juste un bloc de pays émergents. »
Au plan français, l’été a été émaillé de petites polémiques sur les réseaux sociaux. Le site de paris en ligne Winamax en particulier a fait réagir avec un tweet jugé homophobe. Ce dernier détournait des paroles du groupe PNL qui n’avaient émues personne lors de la sortie du titre. Comment expliquer que ce tweet ait pris tant d’importance ? Pardonne-t-on moins à une communication de marque qu’à un groupe dont le dernier album est quasiment disque de diamant (un demi-million de ventes) ?
« Qu’on pardonne moins à un message « publicitaire », c’est certain. On accepte peu en France que les marques puissent avoir un ton. Est-ce que c’est le poids de l’Histoire française ? Je ne sais pas, mais les entreprises françaises ne sont pas censées avoir des opinions (ou de position socio-politique). De la même manière, certains internautes n’ont pas l’habitude qu’elles manient l’humour ou aient une “personnalité”. »
Sur Twitter, Cultura a provoqué un bad buzz en défendant, de manière abrupte sans doute, l’écriture inclusive en répondant ainsi à une cliente :
Cultura a depuis plaidé la maladresse et retiré son tweet. Burger King plus récemment :
Est-ce de la maladresse ou au contraire des prises de position fortes et assumées, quitte à se fâcher avec une partie des followers ?
« Chez Burger King, cela rentre dans une ligne édito de longue haleine : l’agence social media a parfaitement calé le ton et a nativement une position impertinente. Et je trouve que ça n’a rien de choquant. Pour Cultura, le cas me paraît différent. Ici il s’agit d’un engagement sociétal, d’une position presque politique qui doit émaner de la Direction. C’est risqué pour le Pôle social media de prendre la parole pour toute une entreprise, ça ne peut fonctionner que si toutes les strates de l’organisation ont validé le contenu du message et assument à fond la prise de position, et donc sans forcer les équipes à faire marche arrière au milieu du “badbuzz”.
Ces deux exemples sont intéressants car ils interrogent sur le rôle du social media : est-il là pour informer/sensibiliser, servir et répondre ou pour divertir ? Pour ma part, je considère que mon métier, c’est de répondre aux gens avant tout, de servir les objectifs de marque et de la protéger. C’est moins rigolo qu’un compte de divertissement, ça fait moins de retweets mais ça garantit un meilleur service client. Mon équipe fait de la veille en permanence et on cherche à anticiper tous les risques. Notre métier, c’est d’être paranoïaques ! D’autres marques ou agences sont à fond dans le divertissement, parfois au mépris des règles de prudence/prévention de crise. Et tant que leurs vannes et leurs conséquences potentielles sont assumées par leur boîte, tout va bien. Le débat entre ces deux écoles ne sera sans doute jamais solutionné (CM rigolo ou engagé vs CM “policé”) mais il est important que chaque marque s’interroge sur la tonalité que doit avoir sa “vitrine” sur les réseaux sociaux et ce qu’elle est prête à assumer ou non, bien avant qu’une crise n’éclate. »