Après avoir levé 20 M€, quel futur pour Tehtris ?
[L’interview Take Off] L’éditeur girondin de solutions de cybersécurité Tehtris a annoncé il y a quelques jours avoir bouclé sa première levée de fonds. Cette série A record de 20 millions d’euros a braqué les feux sur la pépite basée à Pessac. Rush médiatique, 500 CV reçus en quelques jours… Cofondateur de la société, co-CEO avec Eléna Poincet et CTO, Laurent Oudot prend le temps de faire le point sur ce qui attend Tehtris dans les prochains mois.
Le take off, c’est « l’entrée en vague » dans l’univers du surf : le moment où l’on quitte la position allongée pour se mettre debout et accélérer. L’interview Take off de La French Tech Bordeaux, c’est un éclairage sur la phase de décollage des entreprises prometteuses de notre territoire. En face à face, dirigeants et dirigeantes nous livrent leurs fondamentaux, leur vision, leur business model. Comment ils prennent la vague, en somme.
Créée en 2010, Tehtris s’était toujours développée sans avoir recours à la levée de fonds. Mais il y a quelques jours, vous annonciez un tour de table de 20 M€. Quels facteurs ont rendu cette opération nécessaire ?
Laurent Oudot : « Face à nous, nous avons des concurrents américains, israéliens, russes… Nous n’avons rien à leur envier d’un point de vue technologique, au contraire même. En revanche, ils ont la possibilité de s’appuyer sur une marque connue mondialement. Ce n’est pour l’instant pas le cas de Tehtris. Sur certains appels d’offre, cela nous mettait en difficulté : notre approche, nos produits, nos innovations n’étaient pas remis en cause mais nos interlocuteurs se demandaient s’ils devaient faire confiance à une PME de 60 personnes. La question du passage à l’échelle s’est donc posée et pour cela, il faut des fonds importants. Rajoutons le contexte global de la cybersécurité et la course à l’armement technologique que nous vivons : il nous fallait aussi investir pour continuer à être disruptif. Autre enjeu : continuer à dépasser les frontières françaises, ce qui nécessite aussi de l’oxygène financier. Pour répondre à ces enjeux, investir en compétences, en marketing, et devenir une marque internationale, Tehtris devait lever des fonds et se structurer davantage. Nous passons de startup à scale-up. »
Ce changement de mode de financement et les recrutements massifs que vous annoncez vont bousculer la culture actuelle de Tehtris. Comment comptez-vous faire face ? Et comment avez-vous choisi vos investisseurs ?
« C’est effectivement un saut culturel. Nous l’avons réfléchi et l’avons annoncé en interne à nos équipes dès avril 2018. Nous avons reçu beaucoup de propositions intéressantes, de partout dans le monde, mais dès le début nous avions fait le choix de nous orienter vers de la « smart money » : des investisseurs capables de nous apporter des fonds mais aussi une expertise. Nous avons donc choisi des acteurs alignés sur nos ambitions, notre croissance à venir, nos défis technologiques. Prenons l’exemple de ACE Management, qui mène ce tour de table : c’est un fonds sectoriel qui investit notamment dans le domaine de la cybersécurité depuis quelques années. Les dix premières années de Tehtris, c’était la saison 1. La saison 2 va débuter, avec de nouveaux héros à nos côtés ! »
Vos investisseurs sont européens. Est-ce un choix délibéré, vous sachant défenseur d’une cybersécurité souveraine ?
« En matière de cybersécurité, il existe une excellence à la française et c’est cela que nous voulons promouvoir. Les systèmes cyber des acteurs français sont trop organisés et construits, robustes dans le temps. Il me semble que notre territoire voit apparaître depuis peu des envies d’une « Europe numérique ». C’est une bonne chose mais je ne crois pas pour autant en l’imminence d’une colorisation européenne. Trop de dirigeants d’entreprises du CAC40 ne stressent pas le moins du monde alors que toutes leurs données sont hébergées aux USA ! Ce sera un travail de longue haleine. Je ne crois pas non plus à un système législatif défensif qui oblige les entreprises à s’équiper de solutions de cybersécurité européennes. C’est finalement assez simple : si les produits européens sont leurs meilleurs, ça marchera. »
L’argument qualitatif prend-il le pas sur d’autres facteurs ?
« Il n’est pas le seul. Le fait d’être une véritable marque, européenne voire mondiale, a de l’importance, on l’a vu tout à l’heure. La question des valeurs entre aussi en ligne de compte, mais on ne se met pas en défaut de protection au nom de valeurs : la qualité reste incontournable. Je pense que le choix se fait donc surtout au croisement du prix et des fonctionnalités. Et actuellement, le premier pèse de tout son poids : en pleine période de Covid-19, ce sont surtout les directions financières qui donnent le tempo. Un de nos combats est donc de mettre en perspective le coût potentiel d’une attaque informatique, pour leur donner toutes les cartes en main. »
Vous avez annoncé 300 recrutements à venir, principalement en Nouvelle-Aquitaine ainsi qu’à Paris. Comment allez-vous financer ces recrutements massifs, en complément de votre levée de fonds ?
« Ce tour de table va nous y aider bien sûr, mais nous venons aussi de sortir de nombreux produits. Nous tablons donc sur une croissance importante de notre business, accéléré par notre volonté de « sortir du bois » en renforçant notre marketing. »
Le passage de startup à entreprise en hypercroissance est toujours périlleux. Comment comptez-vous gérer ce volume d’embauches sans perdre l’esprit et l’ADN de Tehtris ?
« Aujourd’hui, l’entreprise compte une soixantaine de collaborateurs, avec une moyenne d’âge de moins de 30 ans et un taux de féminisation supérieur à 33%. Nous voulons effectivement créer environ 300 emplois, dont 5 à 10 % à Paris, mais l’essentiel en Nouvelle-Aquitaine car cela correspond à notre philosophie : créer de l’emploi et de la valeur en France et sur notre territoire. Je dois avouer que nous avions sous-estimé l’impact de l’annonce des 20 millions d’euros levés : en cinq jours, nous avons reçu environ 500 CV, de grande qualité !
Vous avez raison sur la nécessité de grandir en préservant l’identité de Tehtris. Nos valeurs sont vécues, pas écrites. C’est pourquoi nous allons adopter un mode de fonctionnement proche du Compagnonnage et de l’artisanat. En cuisine, on apprend les bons gestes auprès des plus anciens. Nous procèderons de la même manière : les nouveaux arrivants apprendront les bons gestes, ceux de Tehtris, au contact de nos collaborateurs actuels. »
Comment la Covid-19, les confinements, l’explosion du télétravail… ont-ils impacté la cybersécurité ?
« Immédiatement après l’annonce du premier confinement, nous avons senti une forme de KO : un certain nombre d’entreprises ont vacillé. De notre côté, nous avons tout de suite pris contact avec OVH, avec qui nous sommes alignés sur un certain nombre d’aspects. Rapidement, nous avons mis notre technologie et OVH ses outils à la disposition des hôpitaux du monde entier, ceci gratuitement.
Ce n’est pas une surprise : avec la mise en place abrupte du télétravail doublé d’un recours au cloud de plus en plus important, beaucoup de gens ont été piratés. Chez Tehtris, nous essayons d’expliquer aux entreprises qu’il faut réussir à protéger ces modes de gestion des données borderless, sans frontières. Les données ne sont ni complètement dans l’entreprise, ni complètement en dehors. D’où l’importance de déployer des capteurs partout pour surveiller ce qui se passe : intrusions, fuites de données… »
Le risque est-il mieux appréhendé aujourd’hui par les dirigeants d’entreprise ?
« La presse a beaucoup aidé en faisant témoigner des entreprises victimes de cyberattaques. Aujourd’hui, le risque cyber est à l’agenda de chaque CEO de grand groupe dans le monde. C’est le début d’une culture du risque. Les choses avancent dans le bon sens. L’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, le gouvernement, les chambres de commerce et d’industrie réalisent un gros travail de fond qu’il faut poursuivre, notamment auprès des PME et ETI qui ont encore trop tendance à délaisser le sujet.
En France plus particulièrement, je pense que l’on gagnerait à sensibiliser les individus le plus tôt possible à ce qu’est une identité numérique et aux risques, pourquoi pas dès le collège. J’aimerai aussi que l’on parle plus souvent d’intelligence économique, un outil précieux pour protéger nos emplois. Contrairement à leurs homologues anglaises par exemple, beaucoup d’entreprises françaises n’ont pas intégré le fait que l’intelligence économique peut être une source légale de compétitivité. Cela peut être le fait de regarder ce que font ses concurrents, mais aussi beaucoup d’autres choses. Sur le sujet, la culture française est encore naissante. »
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